Anti-stress, que font les entreprises ? Usine nouvelle

Incertitude sur le devenir de l’entreprise, difficulté à organiser son travail ou à concilier celui-ci avec sa vie personnelle : les causes du stress sont multiples et profondément imbriquées.  » L’Usine Nouvelle  » les a longuement analysées…

ANTI-STRESS, MAIS QUE FONT LES ENTREPRISES ?

Incertitude sur le devenir de l’entreprise, difficulté à organiser son travail ou à concilier celui-ci avec sa vie personnelle : les causes du stress sont multiples et profondément imbriquées.  » L’Usine Nouvelle  » les a longuement analysées dans son dernier numéro, montrant aussi que rares étaient les cadres qui échappaient totalement au phénomène. Face à cette réalité, les sociétés américaines répondent  » relaxation  » et  » fitness « . Mais, en France, le sujet reste largement tabou. Les entreprises prennent de plus en plus conscience du mal-être de leurs salariés. Mais leurs réponses sont encore très limitées.

« Comment gérer un plan social sans rentrer le soir chez soi en se demandant si ses enfants auront une chance d’avoir un emploi ?  » ;  » Jusqu’où feindre l’indifférence face à des décisions dont les conséquences vont à l’encontre de ses propres principes ?  » ;  » Comment prendre du recul quand on travaille soixante-dix heures par semaine ?  » Pas besoin de s’étendre longuement sur le divan d’un  » psy  » pour entendre la longue complainte des cadres : le stress est partout. Au détour des réunions, lorsqu’il faut assumer la fermeture d’une usine ou motiver des collaborateurs démobilisés par des objectifs toujours plus ambitieux Et parfois, ça craque : épuisement professionnel, crise de larmes, insomnies, dépressions nerveuses voire suicides. Pourtant, à interroger les responsables des ressources humaines des grands groupes français, c’est la même litanie qui revient :  » Le stress, connais pas !  » Florilège :  » Le stress n’est pas identifié comme un problème chez nous « , assure ainsi la direction des ressources humaines de Sommer-Allibert.  » Rien à dire sur le sujet « , tranche-t-on chez Schneider. Quant à Saint-Gobain, il pousse même jusqu’au satisfecit :  » Le stress ? Je ne vois pas vraiment. Le moral global est satisfaisant « , se félicite Xavier Grenet, chargé de la gestion des cadres à la direction des affaires sociales. Plus prudent, Usinor Sacilor se déclare  » en veille.  » D’autres préfèrent revendiquer la culture du  » bon stress « .  » C’est un élement positif en termes de dépassement de soi. Ce n’est pas l’entreprise qui met la pression sur ses salariés, c’est la compétition mondiale « , assure-t-on chez Valeo, dont le président, Noël Goutard, ne nie pourtant pas la  » pression qu’il met sur ses managers « . Les cabinets de recrutement qui travaillent pour l’équipementier de l’automobile reconnaissent d’ailleurs ne sélectionner que des cadres  » capables de supporter une certaine pression « . Il n’est pas le seul.

Un tabou national

Mais ce débat sur la nécessité ou non de stresser ses salariés pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes est aujourd’hui dépassé. On en voit d’ailleurs les dégâts.  » Les entreprises ne sont pas capables de maîtriser les effets sur les individus d’un stress imposé collectivement « , insiste un médecin du travail. Le mutisme des sociétés françaises tranche avec les discours sans complexe des entreprises anglo-saxonnes développés depuis déjà plusieurs années. Le stress ? Cela existe et on sait l’utiliser. Salle de gymnastique dans l’entreprise, espace de détente, séances de yoga, exercices de sophrologie Tout est bon pour convertir le  » mauvais stress  » de ses salariés en  » bon stress « . Aussi, pourquoi ce tabou français ? Tout d’abord, le stress reste un mal méconnu. Même si, selon la dernière étude du Club européen de la santé, réalisée en 1992 et qui fait référence, 30 % des salariés français souffriraient de pathologies directement liées au stress. Ensuite,  » il y a un très grand retard de sensibilisation et de formation de la médecine du travail aux souffrances psychologiques au travail « , souligne Colette Jacques, médecin inspecteur régional du travail et de la main-d’oeuvre. Témoin de ce manque d’intérêt : l’Association internationale du management du stress, qui possède des bureaux dans le monde entier, a dû fermer ses portes il y a quelques mois en France faute de membres. Pas étonnant, dans ces conditions, que les chefs d’entreprise ne placent pas le stress parmi les priorités de leur politique sociale.  » Les managers français sont conscients des pressions de plus en plus fortes qui pèsent sur leurs salariés, mais ils sont encore un peu tièdes à parler des questions touchant au développement personnel. Le stress est encore connoté « psy », et le mot fait peur aussi bien aux managers qu’aux salariés « , analyse Didier Junek, consultant à la Cegos. Difficile, aussi, de s’intéresser au bien-être de ses salariés tout en annonçant des licenciements ! Tel l’exemple de cette entreprise du B-TP dont la direction a finalement refusé de créer une salle de relaxation alors qu’elle venait d’annoncer un plan social.  » Reconnaître le stress, d’une certaine façon, c’est, pour un dirigeant, un aveu d’échec de son mode de management « , estime Patrick Légeron, psychiatre et directeur général de Stimulus, un cabinet de  » conseil en changement comportemental.  » Néanmoins, certaines entreprises commencent à prendre conscience de l’enjeu économique des  » human factors  » dans la course à la compétitivité. Et d’ausculter le stress de leurs salariés.  » Dans les années 80, les patrons passaient à la télé pour dire qu’ils s’occupaient de leurs salariés. Aujourd’hui, ils prennent conscience que les relations humaines deviennent un enjeu économique et non plus social. Si les entreprises n’arrivent pas à rendre leurs salariés bien dans leur job, elles ne survivront pas « , affirme Jean Boloronus, consultant. D’autant que la demande des cadres est forte :  » Les salariés sont en quête de sens. Si les entreprises n’apportent pas de réponse, les salariés iront les chercher ailleurs, comme dans les sectes « , prédit ce dernier.

Des études confidentielles

Au Crédit lyonnais, un vaste audit de stress est actuellement mené en toute discrétion. De son côté, Rhône-Poulenc, qui se refuse à tout commentaire, a entrepris depuis deux ans une  » petite étude  » encore confidentielle sous l’égide d’un médecin. Et quand elles vont plus loin, ne dites surtout pas qu’elles s’attaquent au stress ! Elles préfèrent parler de  » fitness « , d’ » équilibre et de performance « , de  » well-being program « , ou de  » gestion du temps « . De tout, sauf du stress ! Chez Elf Aquitaine, pas question de dire que l’on gère le stress. Trois heures seulement sont consacrées au problème du stress sur un programme de dix jours sur le  » perfectionnement aux responsabilités opérationnelles « . Un stage qui voit défiler, chaque année, une  » élite  » d’une trentaine de responsables des services centraux et des filiales.  » Ce module est fortement reconnu dans la culture interne, et c’est l’un des thèmes du programme le plus appréciés par les participants. Il est le plus personnel, et chacun s’y reconnaît « , affirme l’organisateur du programme chez Elf Aquitaine Production. Idem à la Délégation Ile-de-France de La Poste. Dans le cadre de l’accélération de la réorganisation de ses centres de tri, l’établissement met actuellement en place une formation destinée aux directeurs de centre. Celle-ci vise à  » apprendre à piloter un programme de réorganisation dont l’impact social est fort  » Lorsque des entreprises osent – enfin ! – parler ouvertement du stress, c’est parce qu’elles mènent des actions ciblées sur des métiers réputés stressants, comme ceux des machinistes de la RATP ou des gardiens de nuit de la Banque de France.  » Le mythe des travailleurs manuels comme seules professions sujettes au stress a la vie dure « , rappelle Vittorio Di Martino, responsable des questions de stress au Bureau international du travail.

De l’information et de la pédagogie

Reste que le stress n’a rien d’une maladie. Et tous les salariés ne réagissent pas de la même façon dans un environnement de travail stressant. Comment, dès lors, soigner le mal ? Jusqu’ici, la seule chose que les entreprises savent faire, c’est apprendre à vivre avec. Leur solution consiste d’abord à informer leurs salariés. Sur tous les modes. Y compris sur Internet et sur CD-Rom. C’est le cas chez Schlumberger. Pour sensibiliser ses cadres éparpillés sur la planète, le groupe de services pétroliers n’a pas lésiné sur les moyens. Après une première campagne d’information sur la gestion du sommeil, il y a deux ans, près de 33 000 brochures viennent d’être éditées sur le stress. Cela ne suffisait apparemment pas ! Le groupe a également réalisé plus de 400 vidéos et consacre plusieurs pages de son site Intranet au stress. Enfin, plusieurs centaines de CD-Rom sont en cours de fabrication.  » Nos ingénieurs voyagent beaucoup. Ces nouvelles technologies sont, pour nous, une façon de les suivre « , explique Alex Barbey, coordinateur santé du groupe et responsable de cette campagne d’information. Et d’ajouter :  » le stress, c’est une question qui fait encore rigoler les Français. Les Anglo-Saxons, ont, eux, une approche bien différente : cela fait partie intégrante de leur management.  » Les filiales françaises des grands groupes anglo-saxons emboîtent souvent le pas de leurs maisons mères. Apple dispose ainsi d’un centre de remise en forme. Moins avancé que son  » oncle d’Amérique « , Rank Xerox France possède lui aussi, depuis quatre ans, une salle de relaxation et propose une formation sur la gestion du temps et du stress à ses salariés.  » Il y a toujours un climat de valorisation de la performance économique chez nous, mais les gens ont davantage de moyens pour gérer leur stress « , insiste Stéphane Roussel, directeur des ressources humaines. Un enseignement parfaitement assimilé également par le géant américain Hewlett-Packard. Dès 1995, le programme  » worklife harmony  » a pour mission d’aider les salariés à trouver un équilibre entre leur vie privée et professionnelle. Vaste ambition !  » On veut faire passer l’idée de ne pas se laisser dévorer par la vie professionnelle « , souligne Isabelle Bontemps, en charge des programmes de gestion du stress au sein de Hewlett-Packard. Pour ce faire, une mine d’informations et d’articles de presse sont réunis sur le réseau Intranet de la société. On peut tout savoir sur le phénomène de  » burn-out au travail « , découvrir quelques techniques de relaxation ou lire de précieux conseils sur ses  » hobbies  » Mais la relaxation et l’information ne suffisent pas à soigner le mal. Les entreprises en viennent vite à vouloir  » muscler  » leurs salariés. Ainsi, la filiale française de Hewlett-Packard offre tous les deux mois à ses salariés des séminaires de trois jours consacrés à la gestion du stress. Au menu : formation théorique, exercices pratiques. Et trois ou quatre mois plus tard, un entretien individuel de suivi. Enfin, dès la rentrée prochaine, les salariés de Hewlett-Packard France pourront s’initier aux plaisirs de la sophrologie. De  » petits  » remèdes dont les sociétés raffolent de plus en plus.  » On nous sollicite pour développer les compétences physiologiques, comportementales et psychologiques des salariés « , confie Patrick Légeron, du cabinet Stimulus. Quant à savoir si ces différentes initiatives améliorent le climat dans l’entreprise et aident concrètement à lutter contre le stress, c’est une autre affaire.  » Toutes ces techniques ne mangent pas de pain. Pour une raison simple : elles ne s’attaquent pas aux causes réelles du stress dans l’entreprise « , tranche le docteur Wilfredo Ferré, médecin du travail chez IBM. Ce qui n’empêche pas ce dernier d’y recourir aussi.  » Notre gestion du stress passe aussi par un ensemble de mesures de notre politique de gestion de ressources humaines « , se défend Isabelle Bontemp, chez Hewlett-Packard. Définition de projets professionnels individuels, promotion du travail à la maison, accord sur le temps de travail (dénommé  » 3 T « ) permettant aux cadres surmenés de rattraper une partie de leurs heures supplémentaires grâce à un jour de congé par mois Autant de mesures qui tentent d’atténuer le stress au travail. A une échelle beaucoup plus modeste, le comité de direction de Pasteur Mérieux MSD a décidé de retarder l’horaire des réunions du lundi après avoir réalisé une petite enquête sur le stress. Objectif : permettre aux cadres européens d’éviter de partir le dimanche soir de chez eux et de sacrifier leur week-end en famille. Prochainement, un livret va être également distribué aux 150 salariés travaillant à Lyon. Et probablement aux quelque 250 autres collaborateurs en Europe. Le but de ce petit guide, baptisé  » Amélioration de la qualité de vie dans l’entreprise « , est d’apprendre aux salariés à décompresser. Au chapitre des conseils :  » Accepter l’échec  » ;  » Garder un bon équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle  » ;  » Prévoir le temps de ses loisirs comme on plannifie son temps de travail  » Au-delà de ces discours de déculpabilisation, la filiale française d’IBM a décidé de mener une action plus en profondeur en pleine période de restructuration. Pendant quatre ans, Wilfredo Ferré et cinq de ses collègues ont consulté les meilleurs spécialistes de la question. Résultat : un vaste programme anti-stress présenté en grande pompe début 1993 devant le comité exécutif d’IBM France. Outre un volet formation de l’ensemble de l’équipe médicale et le lancement de stages de gestion individualisée du stress (relaxation, sophrologie ), IBM vient de mettre au point une méthodologie maison pour repérer les  » noeuds  » de stress au sein de ses différents services.  » Notre objectif est d’auditionner tous les salariés afin de disposer d’une base de référence et d’évaluer notre travail de prévention « , précise le docteur. Un projet qui fait des émules. Au point que le siège américain s’est déclaré prêt à importer la méthode française et à l’accommoder à la sauce américaine.

Des réponses bien françaises

L’intérêt de l’initiative d’IBM est de concilier deux cultures : l’approche décontractée anglo-saxonne, et celle, beaucoup plus politique, développée par les entreprises françaises. Avec elles, prononcer le mot  » stress  » met automatiquement en branle tous les rouages de l’entreprise : médecine du travail, direction des ressources humaines et de la communication, partenaires sociaux, direction générale En France, l’initiative part le plus souvent d’un médecin du travail qui réussit, au détour d’un couloir, à  » accrocher  » l’attention d’un directeur général. A la Cristallerie d’Arques, dans le Nord, le docteur Jean-Marc Barbe a ainsi convaincu sa direction générale de faire participer l’ensemble des salariés de l’entreprise à l’enquête épidémiologique Biomed, réalisée auprès de 65 000 salariés européens.  » Nous sommes forcément très intéressés par les futurs résultats de l’enquête. Ce sera un excellent état des lieux du stress dans l’entreprise et un moyen pour nous de proposer des éléments de réponse « , avance Jean-Marc Barbe. Réaliser un audit est une chose, animer une politique anti-stress sur le long terme en est une autre. Et les échecs sont parfois cuisants. Comme dans cette banque parisienne, récemment privatisée, où le médecin du travail a dû batailler ferme avec sa direction générale pour obtenir un audit de stress. Le résultat a surpris :  » Personne ne s’attendait à ce que plus de 30 % des salariés présentent diverses pathologies liées au stress « , témoigne le médecin du travail. Le manque de lisibilité de l’avenir de l’entreprise revenait inlassablement sur toutes les lèvres. La direction a alors décidé de créer un poste d’auditeur social chargé de la question.  » Mais la direction des ressources humaines ne voyait pas d’un très bon oeil ce contre-pouvoir et a supprimé le poste pendant que sa titulaire était en congé de maternité « , se souvient ce délégué du personnel CFDT. Et, depuis, plus rien ! De son côté, la politique anti-stress d’EdF se retrouve, elle, au milieu du gué. Lancée au début des années 90 à l’initiative de la médecine du travail, ce programme s’était juré de s’attaquer non seulement aux manifestations, mais également aux causes du mal. Depuis 1992, se sont succédé plusieurs stages de formation de l’équipe médicale et une sensibilisation des experts  » sécurité  » du groupe. L’idée de départ était pourtant simple :  » Nous voulions donner les moyens aux médecins d’apporter un soutien individuel aux salariés tout en se gardant la possibilité d’intervenir sur les situations de travail « , souligne Christian Jayet, médecin du travail chez EdF. Un programme parfois original. Par exemple, à Montauban, le médecin du travail a convié l’ensemble des agents EdF et l’encadrement à un stage de cuisine !  » En réalisant ces projets collectifs en dehors des lieux de travail, nous cherchons à ce que les gens se redécouvrent et modifient leurs relations « , soutient le docteur.

Une nouvelle revendication sociale ?

Mais aujourd’hui, cette politique bute sur un double mur d’incompréhension. La direction, avant tout préoccupée par l’arrivée de la concurrence et les restructurations futures, ne prête plus la même oreille attentive. De leur côté, les partenaires sociaux sont sur le qui-vive.  » Dès que l’on aborde la question du stress, ça tourne très vite à la polémique. Et, d’emblée, on se met à débattre de l’avenir de l’entreprise « , poursuit-il. Une difficulté également rencontrée dans une banque parisienne :  » Les syndicats sont extrêmement démunis pour parler de la question du stress. Ils s’y intéresssent, mais ne savent pas forcément par quel bout le prendre, et comment formuler leurs revendications « , rapporte le médecin. Renault, qui réfléchit actuellement au lancement de son Observatoire sur le stress (voir encadré page 48), lui, veut encore croire au débat constructif :  » Lorsque cette question du stress a été abordée à plusieurs reprises, les syndicats ont fait preuve d’une attitude tout à fait responsable et personne n’a versé dans la polémique.  » Certes, mais l’évocation du stress au travail est une carte que les partenaires sociaux risquent de sortir de plus en plus souvent de leur jeu. Avec, en ligne de mire, des revendications sur l’organisation du travail. D’ailleurs, la démonstration ne s’est pas fait attendre : la très récente mise en place de la nouvelle organisation du travail à l’usine de Cléon, qui repousse la pause-repas à la fin du temps de travail, a eu vite fait de donner des idées à la CGT.  » On nous parle de stress. Mais ce n’est pas avec ce type de mesure qu’on améliorera notre environnement de travail « , déclare le secrétaire général du comité central d’entreprise. Personne n’est naïf. A commencer par les médecins du travail.  » Il ne faut pas rêver, notre marge de manoeuvre pour faire bouger les choses en profondeur est faible. Mais ce n’est pas une raison pour tomber dans le discours inverse, consistant à dire que  » les gens n’ont qu’à s’adapter  » « , affirme Christian Jayet d’EdF. Une position difficile à tenir. Pour ne pas dire stressante

Fanny Beuscart et Grégoire Biseau

 

RENAULT PREND LE STRESS TRES AU SERIEUX

C’est une initiative rarissime en France et, en tout cas, du jamais vu en Belgique. Médecin du travail à l’usine Renault de Vilvorde, Derik Dellaruel vient de soumettre à sa direction l’idée de s’offrir les services d’un médecin spécialiste des questions psychologiques.  » Nous réfléchissons à tous les moyens pour améliorer le reclassement des salariés « , commente avec grande prudence la direction de Renault. Pourtant, le constructeur d’automobiles n’a pas attendu de fermer son usine belge pour se préoccuper de la santé psychologique de ses salariés. Chez Renault, le stress a fait son entrée par la grande porte ! Précisément, celle de la salle de réunion du comité de direction du groupe, un jour de décembre 1995. C’était la première fois dans l’histoire de la firme au losange qu’un médecin du travail prenait place à cette table, normalement réservée aux discussions stratégiques. Or, ce jour-là, les quinze directeurs généraux du groupe ont dû prêter l’oreille à une communication de plus d’une heure sur la notion de stress au travail. Ce couronnement venait en fait conclure une action de formation d’une dizaine de jours des trente-deux médecins et d’une vingtaine d’infirmières de l’équipe médicale de Renault.  » Pour nous, médecins, il ne fait pas de doute que le stress constitue aujourd’hui le facteur de déséquilibre le plus important pour les salariés « , justifie le docteur Jacques Sissler. Aussi le constructeur n’a-t-il pas voulu en rester là : les comités de direction d’usine et le bureau du CCE où siègent les partenaires sociaux ont été également sensibilisés. Même si les syndicats font mine, officiellement, de bouder l’initiative, ils viennent de demander au service médical une nouvelle intervention sur la question à l’occasion du CCE du 25 avril.  » Il y a de plus en plus une réelle demande d’information sur le sujet « , constate le docteur Sissler. Dernier exemple en date : le projet de création d’un Observatoire du stress, dont la principale mission serait de réaliser un audit de stress de l’ensemble des salariés du groupe. Pour l’instant, la direction préfère rester sur ses gardes. Et pour cause : que faire des résultats d’une telle étude s’ils font apparaître des scores catastrophiques ?  » C’est tout le fond du problème, reconnaît le médecin : de quelles marges de manoeuvre dispose notre groupe pour améliorer le stress tout en restant compétitif ?  » Un débat dont les partenaires sociaux sauront parfaitement se saisir ! G. B.

 

DES MANAGERS DETENDUS FONT DES SALARIES PLUS EFFICACES

L’année dernière, les vingt et un directeurs des filiales de Tradimar ont tous été conviés par leur P-DG en personne à suivre, pendant deux jours – tenue décontractée exigée ! – un stage baptisé Equilibre et performance. Dans ce groupe de PME de 1 200 personnes spécialisée dans la logistique internationale des produits de la mer (715 millions de francs de chiffre d’affaires consolidé en 1995), les salariés ne sont pas plus stressés qu’ailleurs.  » Nous sommes dans un métier de services. Ce sont les salariés qui font la différence. Chaque patron, responsable des résultats de sa filiale, dirige une centaine de collaborateurs. S’ils sont plus sereins et plus détendus, l’équipe fonctionnera mieux « , affirme Patrick Grenet, le P-DG. Au programme de cette formation, animée par un médecin psychosomaticien et un masseur kinésithérapeute ? Ni yoga ni position du lotus, mais des exercices de relaxation, des leçons de diététique pour les repas d’affaires, le calcul des cycles du sommeil, les petites siestes récupératrices lors d’un voyage en train Bref, des conseils pratiques et facilement applicables pour gérer son stress au quotidien.  » Tous les participants n’appliquent pas ces principes, en particulier les patrons les plus jeunes. Mais tous ont pris conscience du phénomène du stress « , affirme Patrick Grenet, qui, lui, pratique chaque matin quelques minutes de gymnastique avant d’aller au bureau. En attendant le prochain stage, consacré à un sujet beaucoup plus métaphysique :  » Homme, qui es-tu ?  » F. B.

 

CE QUE FONT LES AUTRES PAYS EUROPEENS

Allemagne

La meilleure organisation du travail et le plus grand respect des accords sociaux signés sont des éléments régulateurs du stress. Le temps de travail d’un cadre allemand est inférieur de 10 à 15 % à celui de son homologue français. Et les heures supplémentaires sont comptées et payées. Les entreprises n’incitent donc pas leurs cadres à dépasser l’horaire normal.

Belgique

Depuis la loi du 4 août 1996  » relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail « , les comités d’hygiène et de sécurité – obligatoires à partir de 50 salariés – sont devenus des  » comités pour la prévention et la protection au travail « . Leur rôle ne se limite plus à des questions techniques en matière de santé et de sécurité. Ils ont pour mission de  » contribuer activement  » à l’amélioration du bien-être des salariés. Désireux d’aller plus loin, le ministre fédéral de l’Emploi et du Travail, madame Miet Smet, travaille à un projet d’arrêté royal relatif à la politique de gestion du stress dans les entreprises. Si ce texte était adopté, les entreprises seraient tenues d’évaluer  » les risques éventuels pour la santé psychosociale  » de leurs salariés et de prendre des mesures. Sans attendre, de plus en plus d’entreprises s’engagent dans des démarches anti-stress.

Danemark

Suite à une réunion, à la fin de 1994, d’une commission paritaire sur le stress, les partenaires sociaux ont décidé que cette question relevait de la négociation collective au sein des entreprises. Elle devient une priorité dans l’amélioration des conditions de travail. Dans le cadre des deux programmes gouvernementaux en cours consacrés aux tâches répétitives et aux ressources humaines, les entreprises peuvent bénéficier d’un financement de 200 000 écus sur trois ans.

Grande-Bretagne

Aucune loi ne traite spécifiquement du stress. Mais l’ » affaire John Walker « , qui a fait grand bruit en 1996, risque de créer un précédent : ce fonctionnaire, victime de deux dépressions nerveuses, s’est vu attribuer 1,4 million de francs à l’issue d’un procès engagé contre son employeur, Northumberland County Council, reconnu coupable de ne pas avoir amélioré ses conditions de travail. Les entreprises font de plus en plus d’efforts pour lutter contre le stress : installation de salles de relaxation, formation des managers à la détection du stress chez leurs collaborateurs, mise en place de programmes d’assistance et de numéros verts pour aider les personnes stressées Coût global du stress : 56 milliards de francs (frais de maladie et de remplacements compris), selon l’Institut du management, à Londres. Et 40 % des congés-maladie seraient dus au stress, d’après l’Association internationale du management du stress.

Pays-Bas

Pas de loi sur le stress, mais la loi Arbo prévoit des dispositions sur la sécurité, la santé et le bien-être au travail. Appliquée à l’industrie depuis 1995, elle oblige les entreprises à faire un audit annuel et à prendre des mesures. Sur les quelque 800 000 salariés indemnisés pour inaptitude au travail, 25 à 30 % perçoivent une indemnisation liée au stress.

Suède

La  » Work Environment Act  » de 1991 sur la santé au travail ne mentionne pas explicitement le stress. Mais cette loi préconise des conditions de travail adaptées et une plus grande participation des salariés. Un fonds gouvernemental de 4 milliards d’écus a financé ces six dernières années 25 000 programmes d’amélioration de l’environnement de travail auprès de 3 millions d’employés.

 

LE MALAISE DE LA MEDECINE DU TRAVAIL

La médecine du travail française traverse une vraie déprime. Désorientée et souvent dépourvue de moyens, elle subit de plein fouet une totale remise en question de sa mission médicale.  » Tout le Code du travail a été construit autour du risque d’intégrité physique. Or, aujourd’hui, le véritable problème, c’est tout le reste : c’est-à-dire la souffrance mentale du salarié « , souligne Colette Jacques, médecin inspecteur régional du travail et de la main-d’oeuvre.  » Nous nous sentons un peu démunis ; nous avons du mal à traiter la dimension psychologique des pathologies que nous pouvons constater « , reconnaît Claire Quinsat, médecin du travail interentreprises. Et d’ajouter :  » Nous avons surtout du mal à passer de l’individuel au collectif.  » Car là réside tout le dilemme : s’investir ou non dans le débat sur l’organisation du travail au sein de l’entreprise. Mais, pour l’instant, nombreux sont les médecins qui déplorent que leur rôle se limite à tirer une sonnette d’alarme quand la situation devient réellement catastrophique.  » L’organisation du travail est encore le domaine réservé du chef d’entreprise. Nous n’avons malheureusement qu’une influence extrêmement ponctuelle « , avertit, un peu résignée, Françoise Demogeot, médecin du travail à Nancy. G. B.

 

LE TABOU DU SUICIDE EN ENTREPRISE

Une grande entreprise publique qui s’inquiète de la mutiplication des cas de suicide dans l’un de ses principaux bureaux d’études ; un salarié qui se supprime en exigeant, dans une lettre d’adieux, que la direction n’assiste pas à son enterrement ; quatre employées sur cinq du service comptabilité qui mettent fin à leurs jours en l’espace d’un mois dans une caisse de retraite ; une trentaine de suicides recensés à La Poste chaque année On savait que le chômage pouvait tuer. Le travail semble être aussi un facteur d’usure de la santé mentale des salariés. Tabou, le suicide sur ou en dehors du lieu de travail reste un sujet méconnu. Les études sur le sujet sont quasi inexistantes, et les causes d’un tel geste restent toujours difficiles à élucider. Mais, sous la pression croissante subie par les salariés, les médecins du travail commencent à s’interroger.  » Jusqu’ici, lorsqu’un salarié se suicidait, les entreprises avaient tendance à dire que cette personne était perturbée. Aujourd’hui, la réaction du responsable du service est de réunir le personnel pour expliquer que ce geste n’était pas dû au travail « , analyse Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine du travail à la Faculté Laennec de Lyon. Ce qui est en soi déjà un indicateur F. B.

 

Source : USINE NOUVELLE N°2590

Publié le 10 avril 1997 | L’Usine Nouvelle n°2590

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